Les manifestations eugénistes – de nos jours

Etats-Unis : le bébé sur mesure, c’est pour bientôt ?

Encore de nos jours, il semble que ce soient les Etats-Unis qui mènent la danse en matière d’eugénisme.

Depuis de nombreuses années déjà et partout dans le monde, les techniques de PMA permettent aux personnes stériles d’avoir des enfants. Mais aux Etats-Unis, il est possible de choisir avec précision le donneur de sperme pour une insémination artificielle ou une fécondation in vitro. Les banques de sperme américaines possèdent des catalogues regroupant les caractéristiques des donneurs comme la taille, les aptitudes physiques, le quotient intellectuel, et très souvent une photographie. La même sélection est réalisable pour les donneuses d’ovocyte, en cas de stérilité féminine. Avant même la conception de l’enfant, les parents sont donc à même de choisir ses futurs caractères (ou du moins d’essayer de s’en approcher) en sélectionnant le père ou la mère biologique selon les critères de leur choix.

C’est en Californie qu’un médecin a fait de la sélection des embryons un business pour la première fois avec la création d’un programme de sélection génétique.

dr steinbergLe Fertility Institute est une clinique privée fondée en 1986 et dirigée par le docteur Steinberg à Los Angeles, qui propose aux couples des fécondations in vitro pour choisir le sexe de leur enfant. Aux Etats-Unis, cette pratique est légale et courante. Lors d’une FIV pour cause de stérilité, le choix du sexe est systématiquement effectué. Cependant, la plupart des femmes qui se rendent au Fertility Institute ne souffrent pas de stérilité. Sur les 800 femmes qui y sont allées en 2009, 700 étaient parfaitement capables de procréer naturellement, mais souhaitaient choisir le sexe de leur futur enfant. Il s’agit souvent de couples ayant déjà plusieurs enfants du même sexe et souhaitant rééquilibrer leur famille.Après avoir réalisé un premier diagnostic sur les embryons de façon à écarter ceux qui seraient porteurs d’une maladie génétique, une sélection est effectuée pour ne garder que les embryons du sexe désiré par les parents. Cette intervention coûte entre 18 400 et 25 000 dollars. Mais le succès du Fertility Institute est la preuve que de nombreux parents sont prêts à payer pour avoir l’enfant de leurs souhaits.

Le pourcentage de diagnostics exacts pour le sexe des embryons s’élève à 100%. « Tous nos clients ont eu ce qu’ils voulaient », affirme le docteur Steinberg. La renommée du Fertility Institute s’étend et de plus de plus de couples étrangers, séduits par la sélection du sexe de leur enfant, viennent consulter le Dr Steinberg aux Etats-Unis car ce n’est pas légal dans leur pays. Il s’agit principalement de Canadiens, de riches couples chinois ou indiens, mais aussi d’Européens : tous ceux qui peuvent se le payer sont admis aux Fertility Institutes. Ces dernières années, de nouvelles cliniques ont ouvert à New York, Las Vegas et Mexico, et un institut est à ce jour en projet en Inde.

the fertility institutes

La sélection des embryons de façon à éliminer ceux porteurs de graves maladies génétiques est réalisée dans de nombreux autres pays, et si les techniques permettant d’éviter la naissance d’enfants handicapés suscitent des questions éthiques, il s’agit de pratiques jugées dans l’ensemble « acceptables » par la population. Le terme d’eugénisme intervient plutôt lors de la sélection d’embryons selon les caractères de préférence des futurs parents tels que le sexe de l’enfant. Le site Médias-Presse-Infos a d’ailleurs publié le 15 novembre 2014 un article intitulé « Chez le Dr Steinberg et ses Fertility Institutes, l’eugénisme est roi ».

Voici un reportage réalisé par France 2 et paru en août 2010 qui présente la clinique du Dr Steinberg à Los Angeles.

Les questions posées par ce type de cliniques sont les éventuelles dérives auxquelles elles peuvent mener. Sur le plan technique, il est possible avec l’analyse génétique de l’embryon d’analyser plus d’un millier de caractères du futur enfant. Fort de ses succès, le Dr Steinberg annonça en 2009 qu’il allait proposer le choix de la couleur des yeux des bébés. Il déclencha ainsi un déchainement médiatique dans le monde entier. L’appellation « designer babies », qui se traduit par « bébés sur mesure », fut introduite par les médias et fit naître dans les esprits des images de « bébés-Frankenstein » créés de toute pièce. Face aux critiques, le docteur Steinberg battit en retraite et abandonna son projet.

Il semble donc que nos sociétés actuelles n’acceptent pas d’aller « trop loin ». Il existe dans les esprits une certaine limite à ne pas dépasser, mais le docteur Steinberg, qui continue à défendre son concept, affirme que ses idées ressurgiront dans quelques années. Selon lui, les gens ne sont simplement pas encore prêts mais il est convaincu que la sélection génétique est une pratique qui va se banaliser. « Cela arrive déjà et ne va pas s’en aller. Cela va s’étendre », dit-il.

Finalement, bien qu’on soit incapables de d’analyser actuellement au niveau embryonnaire certains caractères mettant en jeu plusieurs gènes, le DPI permet de déterminer de très nombreux caractères du futur enfant. Les Fertility Institutes ont déjà fait de la sélection du sexe un produit commercial. Le bébé sur mesure, presque une réalité sur le plan technique, pourrait devenir un véritable marché.

Inde : la science favorise le « génocide féminin »

En Inde, depuis l’arrivée de l’échographie et l’avortement, on recense de très nombreux cas de foeticide des filles. A cela s’ajoutent l’infanticide des petites filles qui a des racines historiques depuis très longtemps. Ces événements ont pris une ampleur si importante que l’on peut presque parler de « génocide féminin ».

Depuis plusieurs décennies, naître fille en Inde est un handicap. Dans les familles, la naissance d’un garçon est symbole de réussite. Une fille sera quant à elle toute sa vie sous autorité masculine. Les filles sont considérées comme des fardeaux économiques pour les parents, qui vont devoir lui fournir une dot et la marier. Elles souffrent souvent de discrimination, par exemple pour l’accès aux études qui leur est beaucoup plus restreint. A cause de ces conditions, des femmes indiennes en viennent même à ne pas vouloir donner naissance à une fille pour ne pas lui faire subir ce qu’elles endurent au quotidien. De nombreuses femmes enceintes de filles renoncent alors à leur grossesse, complètement influencées par les pressions sociales.

L’infanticide des petites filles consiste à les éliminer peu de temps après la naissance. Il s’agit d’un phénomène que l’on retrouve principalement dans les régions rurales de l’Inde. Les familles pauvres qui les peuplent n’ont pas accès à un diagnostic prénatal leur permettant de connaitre le sexe de l’enfant à naître, et un avortement serait de toute façon trop cher pour eux. De nombreux parents tuent leur petite fille dès leur naissance. Celles qui sont gardées en vie subissent généralement de mauvais traitements, et meurent avant 5 ans car la famille ne veut pas trop dépenser pour elles en nourriture ou en médicaments. Les filles n’en valent pas la peine.

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Cependant les familles aisées privilégient elles aussi une descendance masculine et le nombre de naissances de filles diminue également dans les foyers situés en haut de l’échelle sociale. Les foeticides, avortements sélectifs de fœtus féminins, sont devenus pratique courante dans les milieux riches et cultivés. En Inde, révéler le sexe du futur enfant aux parents lors de l’échographie est interdit aux médecins par la loi. L’avortement est illégal s’il est motivé par le sexe de l’enfant. Mais la loi n’est pas respectée. Selon le Centre de recherche en santé mondiale de Toronto, il y a eu 12 millions d’avortements de fœtus féminins au cours des trois dernières décennies en Inde. Cela représente de nos jours, selon les sources, entre 500 000 et un million de fœtus féminins avortés par an. Plus choquant encore, les avortements sont pratiqués par les médecins à n’importe quel mois de la grossesse, parfois sur des fœtus jusqu’à 8 mois !

Ainsi, en Inde, le nombre de filles est moins important que le nombre de garçons. D’après le recensement de 2011, l’Inde compterait 37 millions d’hommes de plus que de femmes. Le pays a l’un des ratios hommes-femmes les plus déséquilibrés au monde : en 2011, 914 filles naissaient pour 1000 garçons.

Selon les sources, entre 50 et 60 millions de femmes seraient manquantes en Inde. Ce phénomène est parfois qualifié de « bombe à retardement démographique ». Les jeunes garçons ne sont pas en mesure de se marier, et cela a des conséquences comme l’augmentation du nombre de crimes sexuels.

Depuis quelques années, des campagnes sont lancées pour dénoncer ce « génocide féminin ». Rita Banerji, écrivain militante pour l’égalité des genres, a fondé en 2006 la campagne « 50 Million Missing ». Son but est de faire prendre conscience à la population de l’ampleur des crimes commis contre les filles, et d’agir contre ces pratiques criminelles.

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Un cas d’eugénisme actuel ?

En Inde le foeticide féminin n’est pas une politique lancée par l’Etat. Au contraire, cette pratique est interdite par la loi. Cependant comme nous l’avons vu, l’eugénisme a une application plus large que l’eugénisme d’Etat, mis en pratique par exemple aux Etats-Unis au début du XXème siècle ou sous le régime nazi.

Ici ce n’est pas dans le but d’améliorer l’espèce humaine que les parents font appel à diverses techniques pour s’assurer une descendance masculine. Le « génocide des filles » est une pratique criminelle mais aux origines culturelles. C’est le résultat de décisions individuelles des parents, qui, dans la recherche de l’enfant de leurs souhaits, pratiquent une sélection basée sur un critère tel que le sexe pour éliminer fœtus ou nouveau-nés féminins. C’est en cela que l’on peut parler d’eugénisme.

Chine : un garçon à tout prix, une population « à améliorer »…


Pour terminer l’étude des manifestations eugénistes de nos jours, nous avons décidé de nous intéresser tout particulièrement à l’exemple de la Chine, pays dans lequel nous vivons.

Tout comme l’Inde, la Chine est un pays extrêmement peuplé qui souffre du même déséquilibre démographique. Les raisons sont également d’origine culturelle : la préférence de donner naissance à un garçon est prédominante dans la culture chinoise depuis plusieurs siècles.

Dans cet extrait vidéo datant de mars 2010, Anchee Min, écrivain américano-chinoise célèbre, admet sa déception lorsqu’elle a appris être enceinte d’une fille. Sa conclusion est positive et devrait servir d’exemple pour de nombreuses femmes, mais ses paroles illustrent bien la mentalité chinoise qui a encore du mal à évoluer aujourd’hui.

Le désir d’avoir des garçons est un phénomène social, qui s’exprime relativement de la même manière qu’en Inde, à travers des infanticides et des foeticides féminins depuis la mise sur le marché du diagnostic prénatal. Mais un autre élément est à prendre en compte pour ce qui est de l’élimination des petites filles en Chine : ce phénomène a été accentué avec la politique de l’enfant unique lancée en 1979. Il s’agit d’une réaction du gouvernement face à la croissance incroyable de la population chinoise dans les années 50 à 70. Après la création de la République Populaire de Chine, Mao Ze Dung avait encouragé les femmes à avoir le plus d’enfants possibles. Le pays a ainsi vu sa population augmenter de plus de 350 millions en 20 ans ! La politique de l’enfant unique a permis un contrôle des naissances, mais a également engendré de nombreux problèmes, et a notamment accentué le déséquilibre homme/femme.

caricature manque femmes chine

Les couples souhaitent en priorité avoir un garçon, pour assurer la continuité de leur famille. Lorsqu’il leur est interdit d’avoir plus d’un enfant, les petites filles n’ont plus aucune chance : l’impossibilité pour les couples chinois d’avoir plus d’un enfant a conduit à des milliers d’infanticides et d’avortements de fœtus féminins.


sex ratio chine

L’immense pays de plus d’1,3 milliard d’habitants a un sex-ratio très déséquilibré : en 2014, 117 garçons naissent pour 100 filles.

De nos jours, on estime que 18 millions d’hommes chinois ne seront pas en mesure de se marier, pour cause de manque de femme, et ce chiffre doit encore augmenter dans les prochaines années.

Les studios Taiwanese Next Media Animation illustrent les conséquences du déséquilibre démographique pour les jeunes hommes chinois avec la chanson « No girls born in China anymore ».

viellissement population chine

L’un des problèmes les plus préoccupants aujourd’hui en Chine est aussi le vieillissement inquiétant de la population : le taux de fécondité est tombé à 1,5 enfant par femme, ce qui est insuffisant pour assurer le renouvellement des générations. Les personnes nées avant la politique de 1979 vieillissent, et les jeunes ne sont pas assez nombreux pour assurer leurs retraites.

Depuis plusieurs années, la Chine a donc progressivement assoupli sa politique de l’enfant unique, qui a d’après les estimations permis d’éviter 400 millions de naissances. Depuis 1984, les habitants des campagnes sont autorisés à avoir un deuxième enfant si le premier est une fille. Des exceptions ont ensuite existé pour les couples dont les deux membres étaient enfants uniques. En décembre 2013, les couples chinois ont été autorisés à avoir deux enfants si l’un des deux parents est un enfant unique.

Malgré ces assouplissements, on constate que les jeunes couples n’ont spontanément qu’un seul enfant. Les raisons sont économiques, élever un enfant coûte cher en Chine, surtout les frais de scolarisation ; mais aussi morales : nombreux sont les couples chinois qui affirment s’être « habitués » à la politique de l’enfant unique, ou ne pas se sentir prêts pour un deuxième enfant. Tous enfants uniques, ils ne savent pas comment élever un deuxième enfant et sont maladroits avec l’éducation psychologique des enfants dans une famille nombreuse. L’idée de n’avoir qu’un seul enfant est désormais ancrée dans la mentalité chinoise. Le baby-boom tant attendu par les démographes chinois ne semble pas si proche…

Une forme d’eugénisme est ainsi à l’œuvre en Chine, puisque de nombreux parents ont pratiqués et pratiquent encore aujourd’hui une sélection sur les futurs bébés (ou nouveau-nés) afin de garder en priorité les enfants de sexe masculin, ce qui entraine un fort déséquilibre entre les populations d’hommes et de femmes. Mais le cas d’eugénisme en Chine dépasse ce déséquilibre.

Comme nous l’avons vu précédemment, la Chine a voté en 1995 une loi eugénique: la « loi sur la santé de la mère et de l’enfant ». Elle permet de limiter au maximum les maladies génétiques graves en imposant le diagnostic prénatal et en interdisant la procréation aux personnes porteuses de maladies génétiques, diagnostiquées par examen prénuptial. Destinée par le gouvernement chinois à « améliorer la qualité de la population », ce qui est une formulation typiquement eugénique, cette loi est très controversée dans le monde occidental. Le texte de la loi fait référence au « yousheng », qui signifie « naissance saine ». D’après le Hong Kong Standard du 28/08/96, des experts chinois en génétique ont affirmé la nécessité de « ressources humaines de qualité » à la modernisation du pays, alors que les tendances semblaient mener à une « qualité de population inférieure ». Bien que les autorités chinoises n’acceptent pas la qualification eugénique, la Chine mène donc bien une politique guidée par une idéologie eugéniste.

Le pays s’appuie sur des programmes de recherches et d’innovation en matière de génétique et de biotechnologies. Grâce à des moyens financiers puissants, un laboratoire de génétique a été créé en 1999 : le Beijing Genomics Institutes. D’après le bulletin du 20 décembre 2013 du ministère français des affaires étrangères et du développement international, une étude dirigée par le chercheur Zhao Bo Wen a commencé depuis quelques années sur le QI (quotient intellectuel), un phénotype relativement héréditaire. Le séquençage de l’ADN de 1000 personnes au QI particulièrement élevé a notamment été entrepris en 2013. Le but de ces recherches est de comprendre l’hérédité du QI, ce qui pourrait permettre à la Chine d’améliorer significativement le QI de sa population. Quoi de plus eugéniste ?

politique eugénique chine

Interview

Afin d’illustrer notre travail sur les manifestations eugénistes en Chine, nous avons interviewé un professeur de chinois à Wuhan, Madame Y, de manière à avoir son point de vue sur la situation actuelle de son pays.


Préféreriez-vous avoir une fille ou un garçon ? Pourquoi ?

Selon moi, je préfère avoir un garçon. Mais je ne sais pas exactement pourquoi… Je me suis dit : « Je suis une fille donc j’aimerais avoir un garçon ». Mais pour mon mari, c’est le contraire, il aimerait bien avoir une fille.

Pensez-vous que la volonté d’avoir des garçons en Chine est encore une réalité ?

A la campagne, c’est encore quelque chose de très important pour la famille d’avoir un garçon parce que les parents ne peuvent léguer leurs terres qu’à un garçon. Si c’est une fille, la famille perd ses terres. Donc oui, à la campagne c’est encore vrai, mais dans les villes, en général je pense ce n’est plus la réalité, ça nous est égal.

Aujourd’hui, il est possible de sélectionner les gènes des embryons dans le but de choisir le sexe de l’enfant. Pensez-vous que si cette technique de sélection était accessible à l’ensemble de la population chinoise, on verrait le nombre de naissances masculines encore augmenter ?

Autour de moi, il n’y a pas vraiment ce phénomène de désir d’avoir un garçon. Tout le monde attend la surprise car on ne connaît pas le sexe de l’enfant avant la naissance. En effet, en Chine, une loi interdit aux médecins de donner le sexe de l’enfant car avant, si c’était une fille, la mère préférait avorter ou abandonner l’enfant. Mais globalement à Wuhan, et dans les autres grandes villes, on ne se pose pas vraiment cette question de savoir ce qui est mieux…

D’après vous, la politique de l’enfant unique renforce-t-elle la volonté de donner naissance à un garçon pour les couples chinois ?

Oui, totalement. C’est vraiment une réalité des années 80-90 et même du début du XXIème siècle.

En Chine, la population est-elle consciente des dangers que peuvent entrainer l’augmentation des naissances de garçons ? Et est-elle également consciente de l’importance du nombre d’infanticides et de foeticides réalisés à l’encontre des filles depuis 1980 ?

J’ai déjà vu des reportages sur ce sujet, car en raison du nombre plus important de garçons que de filles, beaucoup d’hommes ne trouvent pas de femmes… Et je ne sais pas si c’est une conséquence, mais en ce moment en Chine, il y a de plus en plus d’homosexuels. Avant, les gens se cachaient parce que ce n’était pas bien vu d’être homosexuel, depuis quelques années, c’est presque devenu une mode.

Et la population chinoise est-elle réellement consciente que de nombreuses filles ont été tuées à la naissance ou c’est un sujet dont on ne parle pas trop ?

On peut en parler, mais c’est assez rare… Les reportages donnent des chiffres, donc ce n’est pas caché. Mais on ne réalise pas trop que si un homme ne trouve pas de femme c’est sûrement à cause de ça. On se moque plutôt de ce fait, en disant « Fais attention, si tu ne travailles pas bien, tu n’auras pas de femmes » par exemple. Mais on a les reportages, on connaît les chiffres. Ces décès ne sont pas cachés.

L’eugénisme est-il un thème connu en Chine ?

Non, je ne crois pas…

Que savez-vous de la loi chinoise de 1995, intitulée « Loi sur la Santé de la Mère et de l’Enfant » ?

Je ne sais pas exactement de quelle loi vous parlez.

Cette loi interdit la procréation aux personnes porteuses de maladies génétiques graves et héréditaires. Elle impose à ces personnes d’être stérilisées, d’avoir recours à une contraception de longue durée ou un avortement en cas de grossesse.

Oui, vous voulez dire, si la mère a une maladie qu’elle peut donner à ses enfants, elle n’a pas le droit d’en avoir. Alors oui, cette loi existe.

D’après les membres du gouvernement, cette loi a pour but d’ « améliorer la qualité de la population », est-ce que cela vous choque ?

Je ne sais pas si c’est améliorer la qualité de la population, c’est plutôt éviter des malheurs aux gens. Je ne sais donc pas si c’est bien ou pas bien de respecter cette loi, mais en cas de maladie très grave, on ne veut pas la transmettre à son enfant… Si elle est appliquée pour cette raison je trouve que la loi n’est pas injuste.

Il existe en Chine des programmes de recherche génétique, notamment sur le quotient intellectuel. Une fois ces études terminées, les chercheurs ainsi que le gouvernement voudraient ainsi « améliorer le Q.I. de la population » chinoise. Qu’en pensez-vous ?

Ah bon ?! Je ne savais pas. Et je ne vois pas comment on pourrait faire cela…

En fait, le Q.I. est relativement héréditaire. Le gouvernement pourrait par exemple encourager les personnes ayant un Q.I. plus élevé à avoir beaucoup d’enfants pour avoir une population avec «une intelligence supérieure ».

Peut-être que le gouvernement souhaite cela, mais de nos jours, c’est le contraire ! Ici, les gens qui font plus d’études et qui ont un QI plus élevé, comme les professeurs d’université ou les ingénieurs, ne veulent pas beaucoup d’enfants en général. En revanche les paysans veulent plus d’enfants pour garder leurs terres et avoir de l’aide dans les champs. Même si on autorisait les citadins à avoir plus d’enfants, ce n’est pas sûr qu’ils en auraient plus. Après la modification de la loi de l’enfant unique qui autorise un couple à avoir deux enfants si les deux conjoints sont enfants uniques, on a remarqué qu’il n’y a pas eu une grande augmentation des naissances. Donc je pense que même si aujourd’hui le gouvernement veut changer certaines choses, ce n’est pas la réalité. Peut-être qu’ils veulent nous encourager, mais les gens ne font pas attention…

Pour conclure, pensez-vous que l’eugénisme et un certain contrôle des naissances soit bénéfique pour l’humanité, ou croyez-vous qu’il faille laisser les choses se faire naturellement ?

La question n’est pas très simple ! C’est difficile d’y répondre… Dit comme cela, je préfère évidemment laisser faire la nature. On a besoin de tout le monde. Il faut des gens plus intelligents pour créer de grandes choses et puis nous avons également besoin des gens qui vont nettoyer les rues. Ce n’est pas une question de niveau de Q.I. ou quoi que ce soit, c’est juste que chacun a son travail, chacun est différent et chacun a sa place. Je préfère travailler dans les langues, d’autres préfèrent les mathématiques, c’est comme ça, tout le monde est différent. Il faut avoir le droit de garder sa différence.

Merci beaucoup.


  • Interprétation 

Les réponses que Madame Y nous a données ont soulevé chez nous certaines questions. Afin de bien comprendre la portée de ses propos par rapport à notre étude, il nous a paru nécessaire d’interpréter ses réponses en fonction d’un certain contexte.

Tout d’abord Madame Y nous a dit préférer avoir un garçon, mais pas pour des raisons culturelles comme celles qui ont poussé de nombreux chinois à abandonner leurs petites filles. Nous avons supposé que cela était lié à son milieu social plutôt favorisé. Elle a en effet étudié le français à l’université, ce qui en Chine est réservé aux bons élèves et très bien vu. Elle fait donc partie d’une catégorie cultivée de la population. Cela confirme ce qu’elle a dit ensuite : on peut supposer que les mentalités vis-à-vis du désir d’avoir un garçon évoluent dans son entourage, mais pas pour l’ensemble de la population.

Nous avons ensuite constaté de la part de Madame Y une réponse rapide sur les dangers d’une population masculine trop importante. Elle nous a dit que cela est plutôt sujet de moqueries en Chine, ce qui semble montrer que la population n’en réalise pas les causes et les dangers. De plus, il nous a fallu reposer la question sur la prise de conscience de l’importance des infanticides et foeticides ayant eu lieu en Chine, ce qui prouve que c’est un sujet délicat. « C’est assez rare » d’en parler, nous a-t-elle dit. Nous avons pu remarquer qu’elle a insisté sur le fait que ces événements ne sont pas cachés : « on a les reportages, on connaît les chiffres ». Cette réponse nous a fait penser que la population chinoise était peut-être mal informée à ce sujet, à cause de l’importante censure. En effet, il semble que les conséquences et la gravité du « génocide féminin » ne sont pas bien mesurées en Chine.

A propos de la loi eugénique en Chine, il nous a semblé que Madame Y n’avait pas d’opinion très tranchée : puisque la loi existe, il faut l’appliquer. De plus, elle a plutôt défendu les aspects positifs de cette loi et a rectifié l’idée que nous nous en faisions lorsque nous avons parlé des stérilisations, contraceptions, et avortements forcés, ce qui n’a pas paru la choquer : « vous voulez dire, si une mère a une maladie qu’elle peut donner à ses enfants elle n’a pas le droit d’en avoir ». Elle a également corrigé notre expression « améliorer la qualité de la population » : selon elle, empêcher la naissance d’enfants handicapés constitue un moyen d’ « éviter des malheurs aux gens ». Cette loi constitue pourtant une privation de libertés individuelles puisque les individus n’ont pas le choix : ils sont interdits de mettre au monde un enfant handicapé. Mais le manque de libertés individuelles en Chine depuis longtemps et dans des domaines variés conditionne la population à considérer cela normal. Nous avons donc pu penser qu’à ce propos comme pour de nombreux autres sujets, la population chinoise est influencée par ce que le gouvernement lui affirme.

D’ailleurs, nous avons pu constater un certain paradoxe dans la dernière réponse de Madame Y sur la question d’un contrôle des naissances bénéfique ou de la nécessité de laisser faire la nature. D’après elle, « chacun est différent et chacun a sa place ». Pourtant, elle semble approuver la loi eugénique de 1995 : ainsi, tout le monde a « le droit de garder sa différence », mais pas de mettre au monde un enfant handicapé

Lire la suite : Conclusion : vers un retour de l’eugénisme ?